Une odeur de jasmin

Nos études nous avaient contraints à emprunter des chemins différents. J'avais en effet décidé d'étudier à Paris et ne la voyais que lors des congés scolaires. Le reste du temps, nous nous écrivions. Souvent, pendant les cours, des pensées fugaces m'envahissaient. J'avais alors la certitude que ses yeux sombres lisaient en moi. L’intensité de ces instants privilégiés où le fil invisible qui nous reliait brûlait jusqu'à l'incandescence, dépasse tout ce que l'on peut imaginer et je n'ai, par la suite, rien vécu d'aussi fort.

Lorsque je la vis étendue sur le lit, je cherchai mes mots avant d'y renoncer pour finalement l'embrasser. La blancheur de son teint n'avait rien ôté à sa beauté. Nous restâmes muets un long moment, puis je me décidai à rompre le silence.

« Tu es toujours aussi jolie ! » chuchotai-je.

Elle m'invita à l'embrasser encore, tournant la tête vers la lumière qui filtrait à travers les persiennes.

« D'où souffres tu ? » lui demandai-je.

Entrouvrant enfin les lèvres, elle murmura : « De nulle part. Je me sens fatiguée. Très fatiguée, je crois bien que mon cas est désespéré.

— Ne dis pas ça ! protestai-je en détournant les yeux. » 

Crystel se mit à rire. « Toutes mes analyses sont normales. Je devrais être en parfaite santé, pourtant je reste clouée au lit comme une mourante ! Certains n'hésitent pas à parler d'hystérie, de mystification. »

Mon regard fixa le sol carrelé puis se tourna vers le salon, dévisageant au passage le masque d'un clown triste qui semblait se moquer de la situation. Plusieurs photos accrochées au mur nous représentaient, elle et moi, aux plus beaux jours de notre étrange amour. J'aperçus près du lit un tirage noir et blanc que je ne connaissais pas. Crystel y posait presque nue, dans le jardin qui s'étend à perte de vue derrière sa maison. Elle était radieuse.

Je m'assis au bord du lit et pris la main de mon amie. Elle s'était endormie. Sous les draps, son corps demeurait immobile. Un long moment s'écoula sans que rien ne vienne troubler le silence crépusculaire. Des questions martelèrent mon esprit sans me laisser une seconde de répit. Je me sentais désarçonné et impuissant.

« Ne te fatigue pas, fit Crystel, à son réveil. Le monde des ténèbres n'est pas à notre portée. Du moins pour le moment. La mort est toujours victorieuse, le peu de vie qui lutte en moi n'est pas de taille... »

Elle ne m'avait jamais parlé ainsi. Ses yeux brillaient et son regard errait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, pourtant j'étais certain qu'elle n'avait pas de fièvre. Je me sentais moi aussi pris au piège. Crystel ne survivrait pas si rien ne venait détruire la bête qui la rongeait de l'intérieur. Je lui proposai de se lever et de marcher.

« Je n'en ai ni la force, ni la volonté, répondit-elle. Le médecin est passé hier soir, j'ai lu dans ses yeux l'impuissance et la peur. Même si tous doutent de mon mal, ils savent très bien que cet état peut mener à la folie comme à la mort.

— Je ne peux y croire, insistai-je. Tu t'en sortiras ! » 

Crystel me sourit. Elle était si belle quand elle souriait. Si belle et si pâle...

Tandis qu'elle fermait les yeux, je me remémorai quelques instants vécus à ses côtés. Une image plus forte que les autres m'obsédait. Je la revoyais, vêtue d'une robe en dentelle, se faufilant entre les cerisiers du jardin. Il faisait presque nuit et elle courait, irréelle, fantôme parmi les ombres qu'enfantait le soleil couchant.

Le jardin où nous aimions nous étendre abritait toutes sortes d’espèces végétales, herbes griffues, ronces sauvages, en passant par les somptueux glaïeuls, les lierres et le chèvrefeuille. Nous aimions nous perdre dans cette jungle de fleurs et d'herbes folles. Le temps s'évanouissait alors et le bruissement du vent dans les arbres chenus inspirait à nos têtes adolescentes des instants de bonheur intense.

La voix de Crystel interrompit soudain le cours de mes rêveries.

« A quoi songes tu ? »

Sans vouloir la troubler, je lui répondis que j'explorais le jardin de nos souvenirs. Elle comprit ce que je voulais dire, resta un moment absente, puis me confia d'une voix ragaillardie : « Moi aussi, je me souviens de tout. Je n'ai rien oublié. »

« Viens près de moi. » supplia-t-elle.

Je m'allongeai à ses côtés. De nouveau, une force étrange m'envahit. Tout en jouant avec sa chevelure, je chuchotai à son oreille : « Rappelle-toi l'odeur des lilas... »

Elle me tendit ses lèvres. « Je me souviens de tout, répondit-t-elle. Mais il ne reste que des herbes sauvages et... la pierre. »

Je l'embrassai de nouveau. Sa peau était aussi douce qu'autrefois. Une odeur de jasmin envahit la pièce et je restai là sans faire un geste, troublé par le mystère de ce parfum si doux.

La nuit était tombée, le vent chassait quelques gros nuages qui flottaient dans le ciel couleur feu. Autour du clocher de l'église, tournoyait une nuée d'oiseaux, lorsque la pluie se mit à tomber.

J'écoutais, immobile, les mots que me murmurait Crystel, hypnotisé par son regard d'outre-tombe. Par instant, il me semblait entendre la jeune fille que j'avais connue. Pourtant je sursautai lorsqu'elle me dit : « Je comprends pourquoi. »

Un sourire éclaira ses lèvres. Ses yeux reprirent vie un court instant. Puis elle reprit : « Je ne sais qui me possède mais cela n'a plus d'importance maintenant. »

Je la serrai contre moi. La peur m'envahit quand je sentis le froid s'emparer d'elle.

« Je vais mourir, parvint-elle encore à dire. Mais sois sans crainte, tout va bien à présent. »

J'essayais de réchauffer son corps, j'étais moi-même victime de sueurs froides. Paralysé, je sombrai bientôt dans la petite mort.

J'ignore combien de temps nous restâmes ainsi enlacés. Au sortir de ce semi-coma, la sueur inondait mon front et je tremblais. Il faisait nuit. Je me levais en vacillant et cherchai à tâtons l'interrupteur pour éclairer la pièce. La lumière crue me ramena brutalement à la réalité. Crystel ? Je la vis enfin, plus blême que jamais.

Pendant un long moment, j'ai caressé son fin visage. La mort avait figé ses lèvres et ses yeux étaient clos. Agenouillé près d'elle, l'esprit tournant à vide, je suis resté ainsi jusqu'au petit matin.

Partir ! Je descendis l'escalier de bois aux marches ravaudées. Mes jambes me soutenaient à peine tant j'étais faible. Passé la lourde porte, je retrouvai la luxuriance du jardin qu'un soleil encore jeune éclairait doucement. Un petit banc de pierre avait été construit sur le bord d'une allée aujourd'hui disparue. Je m'en approchai d'un pas mal assuré et remarquai un rosier qui, me sembla-t-il, n'y était pas la veille.

Je m'y piquai le doigt maladroitement. Une goutte de sang perla. Promenant mon regard au-delà des ronces, j'aperçus la grille d'entrée. Elle semblait minuscule. J'aurais pourtant parié qu'elle ne se trouvait qu'à quelques mètres. Elle s'éloignait à mesure que j'avançais vers elle et les murs du jardin, à présent, s'étendaient à l'infini !

Je me surpris à dire : « Je comprends maintenant. »

Crystel n'avait-elle pas prononcé cette phrase avant moi ? Comme pour me répondre, une odeur de jasmin emplit l'atmosphère. Je me mis à courir comme un fou.

Toutes les fleurs étaient écloses. Le vent caressait des brassées de coquelicots et de grands dahlias semblaient me narguer. Au loin, je distinguai des glaïeuls d'un rouge agressif, et de belles tresses de lilas encombraient mon chemin. Le jardin revivait. Jamais il n'avait été aussi beau, aussi resplendissant... Je courus en vain vers la grille. Mes forces m'abandonnaient. Lentement, je me retournai. La maison se dressait, fière, devant moi, le lierre rampant allègrement sur les murs lézardés.

Le souffle coupé, je parvins en bas de l'escalier, montais les marches en m'aidant de la rampe. Lorsque je me glissai dans la pièce où Crystel dormait, je fus surpris par la présence de superbes roses rouges dans le vase que j'avais apporté. Les fleurs que j'y avais placées étaient blanches !

Plus de doute. Une force inconnue m'habitait. Dans un dernier effort, je réussis à me hisser sur le lit et m'étendre auprès de Crystel qui semblait sourire de ma présence. Je l'étreignis une dernière fois tandis que les tiges de rosier se lançaient à l'assaut du lit, s'agrippaient aux draps, et nous griffaient le corps. Je m'endormis. Une odeur de jasmin envahit la chambre...

Lorsque nous fûmes découverts, certains poussèrent des cris d'horreur. Personne ne comprit que la symbiose parfaite de deux êtres humains et que l'extension malicieuse d'un rosier grimpant qui s'était épris sans raison d'un lit vierge, n'étaient à nos yeux perdus dans un rêve qu'une seule et même chose.

Irriguant chacune de nos arabesques de chair et de pétales, le sang rouge d'amour et de baisers volés au temps qui coulait en nos veines, poussait nos tiges vers le ciel.

Une odeur de jasmin flottait dans l'air...