L'autre rivage

« Je t'interdis d'y retourner, s'écrie Hélène. Tu ne comprends donc pas que cette chose est diabolique ! »
Je laisse s'écouler quelques secondes avant de lui répondre : « Tu as raison, je ne tiens pas à devenir complètement fou.
Je la regarde, ses yeux sont baignés de larmes. Je m'approche d'elle et l'embrasse avec tendresse. « Tu as ma parole, je n'y retournerai jamais. »
Je ferme alors les yeux. Les événements survenus depuis deux jours ont chamboulé ma vie et, malgré la présence de ma femme, je sens bien que rien n'est plus comme avant. A mon grand regret ? Je ne peux répondre. C'est vrai, j'ai peur, très peur. Mais je dois comprendre avant d'y laisser la raison.
Je suis devenu un autre — un autre.

L'image grossit en moi, m'envahit sans que je puisse la repousser. La main se dessine et le bras jaillit !
Je me souviens. J'étais allongé au bord de l'eau, les vagues venaient mourir docilement sur le rivage, à mes pieds.
Ce soir là je ne désirais qu'une seule chose : rêver, ne plus penser au tracas de la vie quotidienne. Juste rêver.
Le ciel zébré de rayures mauves attisait la sensation de paix. L'horizon enflammé par le soleil glissait lentement dans la mer. D'une main je caressais le sable fin, humide, d'un geste mécanique, creusant un trou assez grand pour y glisser mon bras. C'est alors qu'elle m'a saisi, surgie des profondeurs. Une main longue et fine. J'ai cru mourir sur le coup. Criant de toutes mes forces, je hurlais comme un damné. Après avoir roulé sur le côté, j'ai réussi à me libérer.
Durant plusieurs minutes, sans bouger d'un pouce, j'ai tenté de recouvrir mon visage, mon corps tout entier d'un drap de sable, comme font les enfants apeurés dans la nuit. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi. Je me souviens qu'une voix me força à relever la tête. Une très belle femme me dévisageait. Cheveux auburn glissant le long d'une nuque frêle, regard profond et noir.
La voix de la jeune femme était très douce. « Vous vous sentez bien ? » a-t-elle demandé.

J'ai plongé mes yeux dans les siens. Ils étaient mystérieux et si sombres.
« Un peu mieux. » ai-je répondu. Le jour s'était levé. La lumière trop crue accentuait mon malaise.
Elle a proposé : « Si vous voulez, je peux vous aider à rentrer.
— J'habite assez loin, mais ma voiture est garée sur le parking au-dessus des dunes.
— Dans ce cas, je vous accompagne. »

Je m'efforçais par tous les diables de ne plus penser à cette main, à ce bras surgi du néant.
« Je vous remercie. » J'ai avalé une bouffée d'air pur. «Je ne vous connais même pas. Où habitez-vous ? »
Elle a souri, ouvrant légèrement les lèvres, laissant apparaître une rangée de fines dents blanches. Pas un seul instant, je n'ai imaginé qu'elle puisse avoir un lien quelconque avec le cauchemar que je venais de vivre. Mais que faisait-elle ici à cette heure si matinale ?
« Vous ne dites plus rien, s'étonna-t-elle, coupant du même coup le fil de mes pensées.
— Je suis encore sous l'effet du choc. J'ai eu très peur. Mais vous ne m'avez pas répondu.
— C'est vrai. J'habite actuellement avec ma mère, dans une petite maison derrière les dunes, au cœur des pins. Voulez-vous en savoir davantage ? »
Petit pincement au cœur. Que pouvais-je répondre à cette question ?
J'ai balbutié en passant une main dans mes cheveux ébouriffés : «Nous sommes arrivés. Je regrette de devoir partir si vite.
— Tenez. » Elle me tendait un petit carton. Je m'appelle Célia. Voici mon adresse et mon téléphone.
Je l'ai regardé sans rien dire.
"Quelle femme étrange", ai-je pensé en regagnant mon véhicule. Son regard fascinant, ses attitudes quelque peu provocatrices et surtout sa présence improbable en ces lieux. Coïncidence ?
Tandis que je roulais, une chaleur très douce s'est propagée le long de mon bras droit. L'idée d'avoir été victime d'une hallucination, d'être devenu fou m'obsédait. Une seule chose importait à présent. Revoir ma femme, tout lui raconter.
Je n'ai pas tenu ma promesse, me contentant de lui faire part uniquement de ma rencontre avec la chose. Après en avoir fini avec l'horrifiante histoire, je me suis blotti dans ses bras et j'ai pleuré comme un gosse.
Elle ne me croit pas. Bien sûr, elle pense que je suis fou, victime d'une hallucination. Bien sûr... Comment puis-je lui prouver que tout ceci est vrai, qu'il ne s'agit pas d'un mauvais rêve imbibé d'alcool ? Elle n'était pas là quand le bras m'a griffé.
Hélène me verse un remontant que j'ingurgite d'un seul trait. J'essaye de me calmer, de ne plus songer à cette histoire grotesque et folle. Mais le beau visage de Célia ne cesse de se glisser en moi, et sa voix est douce et musicale, hypnotique. Je m'endors, éreinté, sans demander mon reste.
A mon réveil, Hélène parle à voix basse. Je comprends qu'elle téléphone, qu'elle raconte ma triste aventure nocturne. Elle raccroche soudainement quand je me lève, accourt comme si j'étais à l'article de la mort. Je cherche en elle un signe de compréhension mais ne trouve que suspicion. Son regard trahit sa pensée. Je ne suis plus le même à ses yeux. Cette chose, réelle ou née de mon imagination a dressé un mur entre nous.
Je lui prends la main et dit : «Tu me crois fou, n'est-ce pas ?
— Non, fait-elle, maîtrisant l'intonation de sa voix.
— Je ne le suis pas. Cette chose existe.
— J'ai téléphoné à Jim. Il va rappeler pour parler avec toi.
— Jim est très gentil mais ce n'est pas lui qui pourra résoudre ce problème.
— Peut-être pas, mais son avis a son importance. »
Jim, spécialiste en neurologie, est un ami de longue date. Il passe souvent de longs moments avec moi, se plaisant à décrire en détail toutes sortes de comportement pathologiques. Mais je n'ai aucune envie qu'il se penche sur mon cas. Je le devine déjà rayonnant de plaisir à l'idée de démêler le vrai du faux. Sacré Jim et son besoin maladif de croire à l'existence d'une explication rationnelle à toute chose. Je songe alors à ces vers de Rimbaud : Quelle âme est sans défaut ?
Je dois voir Célia, afin d'approfondir le mystère. Elle m'a trouvé inconscient au bord de l'océan, sans être effrayée pour autant. Sans doute en sait-elle davantage que moi au sujet de cette chose, de ce bras. Je dois absolument la revoir.
D'un œil distrait je regarde une émission sur le Pérou antique. Les images d'un autre monde me semblent désuètes face au cauchemar qui se tisse lentement autour de moi. En moi.

Hélène va et vient, quêtant un geste de ma part, une parole qui lui prouverait que je ne suis pas dément.
« Cesse de croire que je suis malade, lui dis-je. J'ai été victime d'un phénomène incompréhensible. C'est tout.
— J'ai peur pour toi, fait-elle d'une voix éteinte, tu ne comprends donc pas ? Tu cours un danger en refusant une aide médicale. »

Je détourne la tête. Ses propos m'irritent, me déroutent aussi. La réalité me paraît soudainement si fragile, et le monde, un puits sans fond d'où jaillissent des univers aux lois improbables, des univers en nombre infini.
Je marmonne entre mes dents : « Tout est possible. »
Hélène s'approche. « Qu’est-ce que tu dis ? »
Je la regarde et soudain réalise qu'elle m'est tout aussi inconnue, lointaine, que la plupart des autres femmes.
Je lance, les yeux rivés sur son front : « Sais-tu ce qu'il y a dans ton esprit. What's in your mind ?
Elle recule, se cachant la tête entre les mains.
Je continue de la dévisager. Un rire me prend à la gorge. Un rire démentiel.
Lorsqu'elle revient, son visage est différent. Il paraît vieilli, sillonné de larges rides. Je me lève pour essayer de la calmer. Deux grosses larmes glissent le long de ses joues.
« Je t'aime, tu sais «, me dit-elle. Elle me sourit, dépose un baiser sur mes lèvres. « Promets-moi de ne jamais y retourner.
— Pourquoi ? Tu me crois maintenant !
— Je ne parle pas de cette chose mais... de ton imagination, ton...
— Oui, oui, je vois ce que tu veux insinuer. Je ne te promets rien.
— Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi entêté, jure-t-elle en me lançant un regard noir.
— Oublions tout çà. »
Ses paroles n'ont plus d'impact sur moi. Elle m'est étrangère, je ne supporte plus ses insinuations douteuses. Je sais qu'elle ne me veut que du bien. Mais je n'ai que faire à présent de ses remontrances.
Deux heures s'écoulent dans un silence interminable. Bientôt il fera nuit et je pourrai m'éclipser sans un bruit. Ma femme est montée se coucher. J'attends quelques minutes et j'en profite pour téléphoner à Célia.
La voix de la jeune femme m'enveloppe, une voix cristalline et douce.
« Comment allez-vous ? demande-t-elle.
— Mieux qu'hier soir. Mais Je ne comprends rien du tout à cette histoire morbide.
— Nous... nous pourrions en parler en tête-à-tête », suggère-t-elle.
J'hésite avant de répondre. « Je viendrai demain matin si ça ne vous dérange pas.
— Je serai là. Je vous attendrai. »
Je perçois son souffle, j'imagine son corps se lover contre le mien.
Nous nous quittons sur ces paroles presque banales. Je m'empresse de me vêtir chaudement. Je laisse un petit mot à ma femme, puis me sauve tel un voleur. Le vent s'engouffre dans mon blouson tandis que je marche dans la nuit.

J'évite d'allumer les feux de ma voiture pour ne pas réveiller mon épouse. Je me sens prêt a tout, les pins défilent sur le bord de la route et la lune presque pleine se laisse caresser par de gros nuages violacés.
Me voici enfin parvenu à destination. Le vent redouble de force. Le sable est froid. D'un pas décidé je m'approche du lieu gardé en mémoire, m'assieds sur les genoux, passe une main timide sur le sol et me mets à creuser avec fièvre à l'endroit où la chose m'est apparue pour la première fois.
Une heure s'écoule ; il ne se passe rien... Soudain Je pousse un cri quand la main jaillit et me griffe. Ses ongles sont longs et s'enfoncent dans ma chair. Du sang perle sur mon bras, sur le sien, et se mêle au sable.
Je veux savoir d'où vient cette créature. Je me mets à crier : « Qui es-tu, je t'en supplie. Qui es-tu ? »
Une voix presque inaudible me répond, voix de femme, étouffée, rauque. « Je te veux, toi seul, viens, tu dois rester près de moi. Je... »
Je ne peux rester là. Je retire mon bras ensanglanté et cours me jeter à l'eau.

Au retour, je jette un regard angoissé vers le trou que j'ai creusé. Sans raison je m'écoule à ses côtés. J'ai peur et froid. L'étrange voix poursuit. « Tu es à moi, depuis toujours, mais tu ne le sais pas encore. Viens, n'aie aucune crainte, viens... »

Guidé par une force mystérieuse, je m'approche plus près du trou. La main continue de chercher mon bras, mon corps, dessine des arabesques aveugles dans l'espace. Sur ses ongles coulent mon sang.
« Je peux être très douce, ajoute-t-elle, modelant à la perfection la tonalité de sa voix. Une main n'est qu'une main. »

Je l'écoute sans dire un mot, conscient de l'absurdité, de l'horreur de la situation. Une éternité s'écoule. Un rire dément déchire le silence de la nuit. Le bras remonte le long du mien et s'agrippe à ma poitrine, me déchirant la peau.
« Laisse-toi faire », hurle la voix.
Je ne peux bouger tant j'ai mal et peur mais étrangement, une douce haleur se propage de mon torse jusque dans mes jambes. Un courant passe entre nos deux chairs.

Les pensées se bousculent en moi avec force. Suis-je réellement fou ou bien cette autre chair existe-t-elle réellement ?
Impuissant, je demeure un long moment accroupi, sans bouger, tandis que la jouissance coule en moi, comme un goutte de Whisky dans chacune de mes cellules. Une musique m'enveloppe et rampe jusqu'au fond de mon âme.
J'essaye sans conviction de briser l'étreinte, mais le contact est établi. Une étreinte qui ne peut déboucher que sur la folie, me crie une voix intérieure. Enfin la main relâche son emprise. La voix s'étouffe en un râle désespéré.
Je me redresse, la tête me tourne. Le froid ravive mes pensées. Sans chercher à comprendre, je cours me réfugier dans ma voiture, m'affale sur le siège avant.

Je vais la voir. Elle doit m'aider. Il est tard mais qu'importe, c'est une question de vie ou de mort. Je démarre en trombe, les mains collées au volant. Les arbres maigres dansent dans la nuit, fouettés par un vent déchaîné. Je distingue mal les voitures roulant en sens inverse, les yeux me brûlent. Dans mes poches le bout de papier est toujours là.
Célia, route des cyprès. Mme Hulm.

Je me souviens être passé par cette route en guise de raccourci. Je n'aurai sans doute aucun mal à trouver la maison. La route est si petite.
Je l'aperçois, rongée par le lierre grimpant. Pâle dans la nuit.

Descendu de voiture, je marche d'un pas décidé vers une grille laissée entrouverte. Elle grince quand je la pousse. Une petite allée abandonnée m'invite à la suivre jusqu'au palier d'une porte massive. Mais la porte est entrebâillée. Une silhouette est dressée dans l'ombre d'une lumière blafarde.

« Bonjour, me lance Célia, en robe de nuit. Je vous attendais... »
J'avale ma salive. Comment sait-elle ?
« Ne cherchez pas à comprendre. Je suis au courant de nombreuses choses. Allez, n'attrapez pas froid, entrez. »
Je la suis sans rien dire. Elle me fait signe de m'asseoir au centre d'un salon richement meublé.

L'orage qui m'avait pris à la gorge s'atténue lentement. Un verre de scotch finit par tuer ma peur. Assise, jambes repliées sur un petit divan, elle fait tourner son verre, méditative. Une lampe à alcool diffuse une lumière ambrée qui vient couler sue le sol carrelé.

« Vous avez eu raison de venir. Je suis heureuse de passer cette fin de soirée en votre compagnie. Comme je vous l'ai dit un instant, je ne suis pas surprise de vous voir. Nos chemins se croisent une nouvelle fois. »

Je reste muet. Les rais de lumière se reflètent dans ses yeux. Elle semble irréelle, sortie d'un conte de fées. « Je suis venu parce que je suis persuadé que vous pouvez m'aider.
— Vous voulez parler de... ce bras ? demande-t-elle, avec un sourire.
— Oui, ce bras, cette main... Je deviens fou. Ma femme me presse d'aller voir un neurologue et vous, vous...
— Pourquoi pas simplement possédé ? ajoute-t-elle d'une voix noire.
— Que voulez-vous dire ?
— Ecoutez-moi attentivement. Je ne crois pas que vous soyez le moins du monde atteint d'une maladie mentale, ou d'une psychose hallucinatoire. Ce qui vous arrive est réel. Cette créature vit dans une réalité dont vous n'êtes pas en mesure d'apprécier la dimension. »
J'avale nerveusement ma salive. « Qu'insinuez-vous par... une autre réalité ?
— Elle vit, tout simplement. Vous ne l'avez pas créée. »
Célia me dévisage avec insistance, puis tourne son regard vers la fenêtre. L'ombre des arbres danse dans la nuit.
« Comprenez-moi, poursuit-elle, j'ai étudié durant des années la parapsychologie et je suis en mesure d'affirmer que tout ce qui se manifeste à nos yeux existe ailleurs sous une autre forme, dans un ou plusieurs mondes parallèles. De plus, si vous aviez le désir de voir un fantôme descendre cet escalier, il pourrait se créer une interférence entre votre désir (issu de votre inconscient) et le monde des virtualités, pour employer une expression à la mode. Vous seriez en quelque sorte l'impulsion nécessaire à la concrétisation de ce monde fantomatique. Vous saisissez ?
— Vous voulez insinuer que nous enfantons les mondes que nous imaginons.
— Oui et non. Vous n'en seriez pas créateur à part entière car ce monde existe déjà, ailleurs.
— Je vois où vous voulez en venir.
— Ce bras qui vous hante, qui vous appelle du plus profond de la nuit, ce bras a besoin de vous pour passer d'un état potentiel à la réalité. »
Incapable de réprimer un frisson, je me lève et arpente fiévreusement la pièce, essayant de dissimuler mon angoisse.
Soudain, Célia vient se blottir entre mes bras. Je lui entoure les épaules et la serre très fort contre moi. « Télépathie, souffle-t-elle à mon oreille d'une voix éteinte. Elle est là, tout près !
— Que dites-vous ?
— Rien, rien du tout. Elle part d'un fou rire.
Elle est folle, complètement folle, mais sans doute a-t-elle raison, chante une voix en moi.
« Je ne tiens pas à ce que ma mère nous voit, poursuit-elle. Venez. Nous avons toute la nuit. »
Je me laisse guider.. La chambre de Célia, bondée de livres, de vieux disques, est plongée dans la pénombre.
Nous nous endormons enlacés après avoir fait longuement l'amour. Au matin, Célia se presse de s'habiller et me prie d'en faire autant.
« Tu crains ta mère ?
— Non, pas du tout. Pourquoi ?
— Une intuition, je te sens lointaine. »
A peine ai-je dit ces mots qu'une vieille femme apparaît sur le seuil de la chambre. La ressemblance avec Célia est frappante. Elle m'adresse un sourire forcé, puis son regard plonge dans celui de Célia. « Pourquoi ? demande-t-elle. Pourquoi ? » Le visage de la jeune femme s'assombrit. Elle baisse les yeux. « Oui, pourquoi ?
— Je t'expliquerai plus tard » se contente de répondre Célia.

La vieille dame se retire, mais juste avant de s'éclipser, elle me lance un regard pénétrant. Une expression indéfinissable se dessine dans ses yeux. Je crois y lire... de l'amour.
Célia s'approche de moi, me saisit la main. Nous descendons prendre le petit déjeuner.
« Je ne me sens pas très bien, Je ne sais plus où j'en suis. Ta mère te ressemble tant !
— Ma mère et moi avons de nombreux points communs, tu as dû le remarquer !. » La jeune femme me décoche un nouveau rire qui se perd dans l'escalier. « Viens, continue-t-elle. Tout va s'éclaircir. »
Je la regarde sans comprendre.
« Oui, fait-elle en prenant son temps. Je te disais hier au soir que les fantômes existent bien. Tu te souviens ?
— Oui, très bien.
— Ma mère et moi ne sommes qu'une même personne.
— Tu es folle, c'est impossible !
— Oui, folle à lier ! Mais écoute-moi, tout ce que je ressens, elle le ressent. Tu saisis maintenant pourquoi elle semblait si furieuse ce matin. Elle savait que tu étais là et ne supporte pas la situation. Elle voudrait que tu l'aimes.
— Tu veux insinuer que... j'ai fait l'amour avec elle !
— Dans un sens, oui, et aussi avec son bras. »
Je n'ai pas le temps de dire un mot de plus que déjà la vieille femme me chuchote à l'oreille : « Viens, viens, j'ai soif de toi. » Elle se colle à moi. Je remarque qu'il lui manque un bras, son bras droit ! Je pousse alors un hurlement, tente de fuir.
« Ne pars pas », crie Célia d'une voix rauque.

Une main puissante me force à embrasser les lèvres fines de la jeune femme dont la peau se flétrit rapidement.
Un nouveau rire déchire le silence. Je me mets à courir comme un fou. Ma voiture démarre au quart de tour. Je file vers la mer. En un temps record, je trouve le lieu maudit.
Mais, lorsque je veux creuser, une voix de femme me transperce de part en part. Une voix de vieille femme.
« Ecoute-moi, j'ai perdu mon bras un soir où je me baignais, il y a si longtemps, là même où tu m'as trouvée. »
Le visage de Célia se dessine au loin par delà les dunes, un visage flou. « Je suis réelle grâce à toi, tu comprends ! Grâce à ton désir inconscient de me créer. N'oublie jamais, je suis d'une autre réalité.»
Le visage de la jeune femme disparaît derrière les dunes. Je me souviens alors de la première fois où elle m'est apparue, éphémère, comme en un rêve. Telle une image qui se révèle lentement, une image qui veut vivre éternellement.
Je me recroqueville sur le sable, abattu, et je sombre dans la petite mort. C'est dans cette position incongrue que la police me découvre au matin. Au fond du trou un petit tas d'ossements humains me nargue une dernière fois.

J'apprends qu'une certaine Célia Melton a disparu il y a plus de trente ans sur cette même plage. Après maintes recherches, on n'a retrouvé à l'époque qu'un corps disloqué, méconnaissable, un corps auquel manquait le bras droit.
La maison de Célia n'abrite plus personne. Une maison en ruine, rongée par le lierre et le temps. Mais il m'arrive de rendre visite à Célia. Sa mère est souvent là pour me dissuader de l'approcher. Sans doute existe-t-il une réalité que mon esprit ne peut contrôler car il n'en est pas le catalyseur. Oui, il doit en exister une, ou plusieurs. Une infinité de réalités !
Il ne me reste plus qu'à trouver celle où je suis sain d'esprit, où Célia n'est pas un simple fantôme, et où je vis avec elle.
Ailleurs que dans hôpital psychiatrique.