A la mémoire de nos pères
Nous allons deux par deux, au travers de l'immense forêt vierge qui
borde les dunes géantes. Le soleil de plomb brûle nos peaux.
Avec lourdeur, nos pas se gravent dans la terre d'ocre et de sable. D'autres
humains nous accompagnent tout au long du chemin qui conduit au village,
où nous pourrons enfin nous reposer.
Eva porte l'enfant.
Le mien cogne en mon corps et je perçois les battements de son cœur.
Depuis tant d'années, nous entendons battre l'enfant en nous, avec
plus de force et plus régulièrement. Autrefois, il ne nous
gênait pas mais aujourd'hui nous savons qu'il est temps !
L'espoir de le mettre au monde est le couronnement de toute notre existence.
On m'appelle Thian le sage, le conteur. J'ai lu tous les livres et visualisé
tous les documents de l'histoire... Ma mémoire est pleine de souvenirs
inoubliables, de découvertes fabuleuses, imprévisibles. Nous
avons dû suivre de longs fleuves, se ramifiant en rivières,
en rus, et nous nous sommes battus contre des chimères, contre le
vent. Je me souviens avoir plongé mon corps dans des eaux de cristal,
des ruisseaux charriant les restes d'une humanité déchue.
Je me souviens des pluies torrentielles s'abattant sur des vallées
verdoyantes, nous obligeant à nous cacher dans ces abris d'infortune.
Et des cordillères blanches se dressant au— dessus de nos têtes
ébahies ; du vol de ces grands oiseaux noirs qui se laissaient aspirer
par les courants ascendants pour évoluer en toute liberté
à l'horizon de l'océan d'un bleu turquoise, au nord de l'ancien
Pérou.
Nous avons tant marché afin de recouvrer la mémoire oubliée
de nos pères. Au cœur de ce continent occupé autrefois
par la civilisation, de cette terre qui avait pour nom l'Amérique.
L'histoire humaine est vieille de plusieurs milliers d'années. L'évolution
n'a jamais cessé, et le monde a vu naître et mourir des milliards
de races, d'espèces, de formes de vies différentes. L'architecte
divin doit être un artisan laborieux. Je l'imagine parfois dans son
laboratoire céleste, jouer à l'apprenti sorcier, tout en ricanant
devant la création d'une nouvelle entité. Dieu doit être
bien fou pour s'amuser de la sorte, inexorablement.
J'ai soutenu autrefois que nous représentions le stade ultime de
l'évolution humaine ! Je sais que demain naîtront d'autres
races, d'autres peuples, d'autre enfants. Je suis devenu plus sage et plus
réservé avec le temps. Il n'y a aucune raison pour que notre
espèce ne subisse pas elle aussi des mutations irréversibles
aboutissant à des transformations radicales, voire sa disparition.
Il suffit pour s'en convaincre, de consulter dans chaque village les bibliothèques
soigneusement préservées. L'homme, jadis, ne portait pas l'enfant.
Seul le ventre des femmes, durant la gestation grossissait de façon
démesurée et ne recouvrait sa forme initiale qu'après
l'accouchement. D'autre part, celles-ci pouvaient durant leur existence,
mettre au monde plusieurs enfants, tous différents entre eux !
J'ai visionné bandes holo et films relatifs à cette période
primitive de la race humaine. La lignée des grands singes du Gabon
n'a pas résisté aux vents radioactifs. Les gorilles se sont
étrangement apparentés aux hommes de cette période
reculée de l'histoire. Ce sont aujourd'hui des créatures redoutables
qu'il a fallu exterminer froidement. " Une façon comme une autre
de tuer son frère sans avoir de scrupules" se plaisent à
dire les esprits les plus vils de notre espèce.
Eva est tout près de moi. Nous sommes nés le même jour,
au même instant, il y a plus de deux siècles. Nos parents nous
ont engendrés dans l'amour le plus fort qui soit, cet amour que nous
rêvons jour après jour, à chaque instant de notre longue
pérégrination à travers le monde.
Souvent ceux de mon peuple m'interrogent sur notre destinée, sur
l'avenir de l'espèce humaine. Sommes-nous parvenus au stade final
de l'évolution ? Je ne peux le dire. Malgré tout, je persiste
à penser que nous progressons vers une harmonie fragile, où
chaque être humain possédera une individualité propre,
bien définie, des caractères qui lui seront utiles pour s'intégrer
au sein des peuplades disséminées à la surface de ce
continent ancien. Je crois que chaque créature sera singulière
et unique au sein d'une multiplicité complexe. Non pas tels ces insectes
qui par une hiérarchie stupéfiante, travaillent à la
survie de l'espèce. Non, je prétends que la liberté
individuelle est le but ultime de toute évolution. Sans doute formerons—
nous une seule conscience, infiniment complexe, résultat d'une synergie
divisée au sein d'une infinité d'êtres complémentaires
mais libres. Les enfants que nous portons en notre chair accompliront ce
qu'il ne nous a pas été donné de réaliser au
cours de deux cent ans d'existence.
Mais je pense parfois qu'il n'existe aucune finalité génétique
régissant une telle harmonie, bien qu'au fond de moi, je demeure
convaincu du contraire, persuadé de l'existence d'une volonté
qui œuvre en chacun de nous, au cœur de nos molécules,
de nos atomes.
Que deviendront nos descendants, les enfants lointains de nos enfants ?
Je ne saurais le dire. De la simple "reproduction asexuée",
celle des bactéries, des amibes, de la simple division cellulaire
jusqu'aux plus belles manifestations amoureuses, combien de tâtonnements,
d'essais infructueux, d'erreurs avant de parvenir enfin à l'élaboration
de notre espèce ? Quel travail de titan !
J'imagine avec amertume ces hommes de jadis qui usaient toute leur énergie
psychique et physique au cours de l'accouplement sexuel. Energie dissipée
le plus souvent d'une façon purement égoïste. J'ai pitié
pour ces pauvres erres des millénaires enfouis dans le passé.
Eux qui ne savaient pas et ne sauront jamais, ne connaîtront jamais
le but ultime de l'histoire de l'être humain...
Je les imagine et je m'interroge... de longues heure durant. Mais quand
sur le visage de mes frères, un sourire se dessine, la joie coule
en moi et tout me pousse alors à croire que nous sommes parvenus
au stade ultime de l'évolution.
« J'ai peur, me confie Eva. J'ai si peur et je suis tellement heureuse.
Ainsi s'achève notre cycle. Nous devons le mettre au monde. J'ai
du mal à respirer, Thian. Souviens-toi, mon amour, de toutes ces
visions magnifiques, merveilleuses, fantastiques ! Notre vie fut longue
et belle…
— Tu as raison, Eva. Nous avons vu tant de choses que Dieu lui-même
pourrait nous envier. L'heure est venue. Nos corps sont enfin prêts
et je crois qu'il serait néfaste de retarder l'instant. Le monde
a paraît-il essaimé les étoiles. Je crains plutôt
qu'il ne soit mort avant de réaliser ce vieux rêve ancestral.
Pourquoi sommes— nous les seuls êtres évolués
de cette planète ? Et pourquoi nous ressemblons— nous tant
? Je serais bien incapable de donner une réponse satisfaisante. Sommes—
nous les seuls témoins d'une humanité disséminée
dans le néant ? Je plains mes frères qui ont décidé
de visiter l'univers. Nous sommes aujourd'hui des millions d'hommes et femmes
regroupés au sein d'un même continent. Nous avons chevauché
des océans tumultueux mais nous n'avons jamais rien découvert.
La vie est aujourd'hui absente, disparue, évanouie, de cette planète...
— J'ai peur, finis-je par avouer. Je ne sais ce que deviendront nos
souvenirs. Toutes les sensations qui furent nôtres au cours de notre
longue existence. J'ai peur mais je reste confiant.
— Nous continuerons d'explorer le monde, souffle Eva. Nos enfants
perpétueront notre œuvre. »
Eva se tait puis ferme les yeux. Belle comme autrefois, elle ne semble pas
avoir vieilli. Sa voix chante en moi comme hier au premier jour de notre
rencontre.
J'ai appris lorsque j'étais plus jeune que certains insectes possédaient
l'étrange faculté de reproduire tout en se donnant la mort,
telles les mystérieuse mantes religieuses qui sectionnent la tête
de leur époux au moment même de l'orgasme afin de provoquer
l'éjaculation, et de se nourrir du même coup de la chair tendre
du mâle agonisant.
Les insectes sont notre principale nourriture. Leur chair est sucrée
et certains d'entre eux peuvent atteindre des tailles étonnantes,
quelques dizaines de centimètres ou plus mais sont extrêmement
difficiles à chasser. En fait la plupart de ces petits arthropodes
ont résisté aux intempéries, et se sont adaptés
aux changements catastrophiques de la biosphère. On raconte qu'ils
seront les derniers survivants terrestres ; on raconte tant de choses fausses...
Mais il est vrai qu'ils représentent les seuls êtres qui ont
pu survivre au cataclysme planétaire.
Autrefois sur Terre, le monde était fertile, et comme je l'ai déjà
dit, des milliers d'espèces vivaient et se disputaient des territoires
aujourd'hui désertiques et abandonnés.
Il y a plus de dix mille ans...
La longue chevelure rousse d'Eva lui tombe jusqu'au bas des reins. Des
reflets ambrés se perdent dans ses cheveux. Elle est si belle si
désirable... Magnifique dans le clair-obscur de cette fin d'après
midi. Ses petits seins laiteux sont fermes au toucher. Les miens sont presque
inexistants et ne servent qu'à stimuler le plaisir sexuel.
Mon crâne est rasé et mon corps bruni par les rayons du soleil
est longiligne, tout comme celui d'Eva. Le ventre de ma compagne est plat
bien qu'elle porte l'enfant. Tout comme le mien !
Nous connaissons l'heure exacte de la mise au monde. La lourdeur, l'oppression
qui envahissent nos corps, notre chair sont les preuves irréfutables
qu'il est temps d'accoucher.
Eva s'est rapprochée de moi et caresse mon torse imberbe. Je vis
auprès d'elle depuis de si longues années que le souvenir
de notre rencontre s'est perdu dans les méandres de notre mémoire.
Eva pose un doigt sur mes lèvres. Ses yeux est étoilé.
Deux traînées rouges pourfendent l'iris. Eva presse ses seins
contre mon torse. La joie m'envahit et le plaisir s'empare de mon corps
épuisé par la présence de l'enfant.
Une seule fois durant notre longue vie, nous nous rapprochons ainsi, lorsque
le cœur de l'enfant cogne en nous plus fort que les battements de notre
propre cœur. Quand la chair nous déchire, de l'intérieur.
Les deux mains de ma compagne glissent vers mon sexe atrophié, minuscule
lance qui ne sert qu'en cette ultime extase. Les miennes courent sur sa
peau, descendent sur son ventre et lissent le sexe mal dessiné, presque
effacé d'Eva. Mes paumes se posent sur les joues, les yeux, les épaules
puis empoignent les fesses durcies de mon amie tandis que ma protubérance
se glisse dans l'écorce de chair et remonte erticalement jusqu'au-dessous
de la gorge, déchirant ongitudinalement la peau d'Eva.
Je l'entends gémir de plaisir. Ses yeux se ferment et ses lèvres
viennent mordre les miennes. Nos bouches scellent un premier baiser. Une
douce chaleur nous enveloppe et le monde extérieur meurt lentement,
à mesure que nous nous commençons à nous aimer.
Elle m'embrasse longuement. Sa peau est salée et de grosses gouttes
de sueur coulent sur nos deux fronts. Un court instant, j'essaye de retirer
la main du corps de ma compagne, mais mystérieusement mes doigts
restent soudés à sa petite poitrine...
Les siens ne parviennent pas davantage à se détacher de mon
torse tandis que mon sexe continue de labourer son enveloppe charnelle et
que chaque déchirure est une source de plaisir intense qui se déverse
doucement dans nos deux esprits, réunis pour la première fois.
Nos deux peaux se tendent. Impossible de les séparer ! Le va—
et— vient de mon sexe achève de rompre nos carapaces fragilisées
par nos longs séjours sur la terre brûlée. La trame
cellulaire se rompt d'un coup, sans pitié !
Je distingue au loin les yeux de ma compagne qui m'observent, sereins. Je
sens couler en moi tout l'amour qu'elle me porte, tandis que s'écaille
définitivement le cocon qui abrite l'enfant.
Le crâne d'Eva s'ouvre, ses cheveux se détachent et viennent
rejoindre le sol. La peau de mes joues n'est plus qu'un fantôme diaphane.
Puis mon crâne s'ouvre à son tour tandis que mon sexe continue
désespérément de tailler dans la peau d'Eva. Une dernière
larme de bonheur vient couler sur nos poitrines mortes, une myriade de minuscules
perles salées s'infiltre au creux des interstices que notre amour
creuse, seconde après seconde... Nos lèvres collées
entre elles se déchirent dans un cri, un dernier spasme.
Mon cœur bat faiblement. Deux mains s'agrippent soudain à ma
chair, puis deux autres.
La lourdeur envahit mon esprit et les souvenirs s'enfuient et semblent s'écouler
de mon corps qui se recroqueville, tel un fœtus vieilli, que la vie
abandonne un peu plus à chaque seconde. J'essaye de sourire, de retrouver
le visage de ma compagne, de mon épouse mais elle n'est plus en moi...
Un souvenir lointain, une ombre qui danse comme à travers un lourd
brouillard.
Deux visages apparaissent, deux corps déjà adultes. Un cri
d'horreur résonne en moi. Les traits de l'homme qui vient de naître
sont identiques au mien ! Une jeune femme, en tous points semblable à
Eva, se hisse hors du corps de ma compagne... Tous deux s'agitent afin de
s'extirper définitivement de nos chairs, après y avoir vécu
depuis le jour de notre naissance, se nourrissant de notre énergie,
de notre souffle. Créatures que nous jugions divines et dont les
cellules se sont greffées aux nôtres afin de les vider de leur
substance vitale.
Je prends soudain conscience de n'être moi-même qu'une reproduction
parfaite de la créature qui m'a engendré... mon père
! De cet être que j'ai tué, seconde après seconde, jour
après jour, l'étouffant de l'intérieur, pour l'achever
au moment même où pour la première fois il faisait l'amour
avec celle qui était sa compagne, croyant lui aussi réaliser
le plus bel acte qui soit ! Enfanter...
Mes lèvres n'ont plus la force de crier, d'appeler Eva. D'appeler
mon fils, ou cette fille qui viennent de naître à la vie, après
avoir déchiré leur cocon, notre chair qui les a protégé
et nourri durant près de deux siècles...
Je n'ai plus la force de leur crier que nous ne sommes que de vulgaires
copies. J'aurais dû comprendre que l'évolution avait préféré
opter pour la facilité, et que l'harmonie dont j'avais rêvée
tout au long de ma vie se dévoilait à mes yeux mais sous une
forme répugnante, absurde ! Je suis l'unique clone de mon père.
Un maillon identique aux autres, sans aucune singularité. Je ne suis
qu'un insecte doué de raison, ni plus ni moins.
Quatre mains finissent la tache que nous avons commencée, Eva et
moi. Une dernière larme de sang quitte mon corps exsangue tandis
que j'oublie tout, emportant dans les méandres de mon esprit la mémoire
de la terre et cette terrible fin.
Je viens de naître. Une jeune femme se tient accroupie, face à
moi et deux corps recroquevillés sur eux-mêmes jonchent le
sol. Leurs yeux perdus dans la mort semblent pourtant se regarder, s'appeler.
Des yeux pleins de douceur. Ceux de nos parents !
La jeune femme, ma sœur, est très belle. Deux stries rouges
fendent longitudinalement ses pupilles étoilés. Elle me prend
la main. Je sais qu'elle demeurera à mes côtés tout
au long de nos pérégrinations et je sais que je n'aurais le
droit de l'épouser qu'une seule fois, lorsqu'il nous faudra enfanter.
Je le sais comme si j'avais déjà vécu d'autres vies,
des milliers d'autres vies.
Un petit animal carapaté court entre mes jambes. Je l'attrape et
le porte à mes lèvres. Sa chair est sucrée. Eva décortique
un papillon géant. Nous nous dévisageons un long moment puis
ma compagne et moi, nous penchons vers la femme morte et aspirons avec avidité
le doux liquide qui s'écoule lentement de ses petits seins... Notre
premier festin !
La nuit est radieuse. Une pluie d'étoiles vient soudain couvrir le
ciel comme un peintre qui d'un coup de pinceau aurait redessiné notre
monde. Mes frères sont tous levés et se promènent dans
la fraîcheur de la nuit. Demain, nous devrons quitter le village,
escalader la grande dune, et parcourir le monde...
J'aimerais tant me souvenir de mon père, mais sa mémoire et
son nom se sont effacés de mon esprit... !
Eva vient de me rejoindre et ses yeux réfléchissent la lumière
lunaire.
Nous irons deux par deux sur les sentiers du futur...