Lionel Ray

Comme un château défait Suivi de Syllabes de sable
Préface d’olivier Barbarant. NRF Poésie /Gallimard

 

 

Ici commence tout vertige/Tu respires le vent et ses lointains/L’heure vide l’instant sans poids/ Alors la nuit grave et sans contour/Comme une source de mémoire et d’encre/ Descend dans le feu et le sang Illisible visage. (Syllabes de Sable)

Entrer dans l’univers poétique de Lionel Ray, c’est accepter le total dénuement de soi, la rencontre qui naît de cette proximité toujours incertaine, à peine tangible, entre les choses et les êtres, entre soi et l’autre, entre cet autre moi et le monde. C’est reconnaître qu’aucune fusion, aucune unité n’est donnée, et que s’abîme continuellement le temps, l’espace en nous — notre seule certitude étant celle du passage incessant, du devenir de toutes choses, mais c’est également reconnaître que de cet effacement de soi, naît l’étonnement, — le Poème, — le chant, qui à peine éclos nous ramène à l’interrogation qu’il sous-tend. L’homme de Lionel Ray, est celui qui prend conscience de n’être qu’un ersatz d’éternité, si proche à la fois du non-temps et de l’intemporel, du rien et cependant à proximité de tout ! Paradoxal dans tous les cas. Tels en témoigne ces quelques vers extraits de « Comme un château défait » :
Le froid te pénètre et t’éveille,/tu es multiple et vide, te voici/dans les paroles éparses, dans un vertige/Qui n’a pas de centre, tu n’es/personne, dispersé dans l’absence,/Perdu, sans lieu, naufragé de quel/voyage, dans la fraîcheur nouvelle/du plus vaste oubli.

Les poèmes de Lionel Ray ont cette particularité qu’ils surprennent par leur concision extrême, et leur extrême lucidité. Le vertige effleure à chaque lecture, il guette celui qui s’aventure dans l’expérience de la quête de soi, le plus souvent propice à un retournement spectaculaire. En effet, c’est en s’abîmant en soi que le poète découvre « un lieu » ou tout du moins se rend visible, se rend présent au monde et rend présent ce dernier. Les poèmes deviennent le vecteur d’une rencontre éphémère de soi avec l’autre — mais l’autre n’est pas l’ami, l’amante ou l’univers, ni même soi-même, il est ce qui passe au travers de chacun d’eux, et qui se fait absence. Il y a dans chacun des poèmes un peu de soi-même et un peu de l’autre, d’où l’éclatement de toute subjectivité. Les textes se font écho, et ce jeu d’entre les syllabes, démultiplie la lumière que chacun retient en lui-même. Ainsi résonne en filigrane la voix du Poème, à travers ce long chant morcelé, fragmenté. Ici tout semble se perdre, mais aussi renaître à partir d’un foyer invisible, le moi du poète. La voix qui hante ces poèmes, s’abîme en une multiplicité de miroirs. Kaléidoscopique. Aussi le poète écrit-il :
ces flammes éteintes, ce vent qui brûle comme paille/et toi, dans l’effroi de la foule/et la beauté terrible de tant de miroirs

Si l’expérience intérieure la plus intime, ne révèle le plus souvent que notre absence au monde, (l’illusion d’un presque rien que retiendrait par la force des choses notre mémoire), celle-ci se voit doublée d’une plongée hors de soi. Le foyer de notre être, absent à nous-même irradie en quelque sorte, et du fond de notre béance, se révèle, énigmatique, l’expérience du monde. Ainsi l’acte poétique est la révélation d’une présence fragile, incertaine. Et si l’existence du moi substantiel, qui valait comme certitude absolue, ne se reconnaît plus que comme soupçon de présence, paradoxalement, le moi du poète, dispersé, annihilé se trouve du même coup « transfiguré » au travers de ce jeu de miroirs et gagne ainsi en profondeur ….
Comme on glisse hors de soi/aux confins de la veille et du songe/on regarde une autre demeure, un corps chantant / Qui est cet homme proche de toi/ si peu semblable et pourtant ressemblant,/Dans le tumulte des soifs et des mondes,/ broyant le grain des paroles,/cherchant la source brève, la présence sans nom ?

Et sans doute est-ce là toute la force du poème, toute sa beauté que le mystère qu’il abrite et suscite, ce questionnement et cette lumière sombre qu’il garde en lui-même, telle une ombre portée sur la clarté de nos certitudes. Lionel Ray fait partie de ces poètes qui savent allier l’émotion, le lyrisme et l’interrogation en une alchimie savamment maîtrisée. Ecoutons-le encore :
Ce qui parle au bord du bois, ce qui parle au bord/du gouffre et dans l’horloge et dans l’effondrement/des heures, te ressemble/ce qui parle dans le feuillage des consonnes,/dans l’encre des nuages, te ressemble/Ce qui parle dans la plaies et les fusils sanglants/dans les crimes et les branches brisées / de la forêt humaine, te ressemble…