La lumière dans la poésie de Serge Brindeau
Nous sommes faits d’humus et de passions
de sève puisée dans le tombeau de la lumière.
Soleils en biais
. Auteur de l’excellent ouvrage de référence, « La poésie contemporaine de langue française depuis 1945 », aux éditions Bordas, Serges Brindeau s’est dévoué corps et âme à la poésie. Né à Angers, agrégé de philosophie, élève d’Yvon Belaval, de Ferdinand Alquié, il a également rencontré Bachelard.
*
« Vous avez en vous un soleil à délivrer » aimait
à répéter le poète, citant Bachelard.
Ce soleil, cette lumière, se manifestaient aussi bien dans l’homme,
que dans l’amour et l’amitié qu’il portait aux
autres, — ainsi que dans ses textes, où rivalisent l’absence
de l’être et sa présence furtive, la froidure du monde
et la chaleur du poème, ces deux antagonistes qui s’inscrivent
tout au long de l’œuvre poétique, et notamment dans le
thème du voyage, cher à Serge Brindeau, voyage par lequel
se révèle la lumière cachée du monde, où
s’ouvre l’Etre dans toute la dimension éphémère
de l’instant et dans l’incessante dialectique qui anime toute
chose, ce mouvement primordial ; cette fuite inexorable des paysages que
l’œil du poète tente de retenir et de fixer —inlassablement.
Quand nous allons à la fontaine
rivières ou fleuve entre cloisons
Moulins à grains suscitent l’aube
L’ombre du pain nourrit les hommes
figuiers du jour fixés sur le mur blanc.
Au fil des textes transparaît en filigrane un soleil qui flirte le
plus souvent avec le silence. Aussi la profusion de termes allusifs, comme
par exemple celui de fenêtre, symbolisant cette frontière presque
invisible entre le monde extérieur et le monde du poète, le
monde sensible dans lequel il aimait à voyager, et le monde «
intelligible » dans lequel il aimait à méditer. Les
poèmes de Serge Brindeau ont cette particularité de dénoncer
à la fois l’éclaircie, la naissance, la révélation,
— à travers différents thèmes comme ceux du voyage,
de la fenêtre, mais aussi par l’emploi récurrent de mots
tels que « neige » « froid », « silence »,
« blancheur » ou « reflet ».
Epiphanie ! Peut-être, du moins volonté de rendre par la Parole, l’émotion d’un contact presque insaisissable, instantané, de l’esprit, avec ce qui s’ouvre, ce qui s’illumine, avec cette retombée, fragile, certes, de l’Etre, ou de l’Un.
Il y a donc dans la quête du poète, une volonté de dire l’Un, et aux antipodes, le refus de s’élever vers les hauteurs d’un ciel intelligible, pour demeurer au contraire au plus près des choses et de leur mouvance, la volonté de dire ce mouvement même, incessant, cher à Héraclite, cette fuite de tout ce qui est, de l’Etre (mais peut-on encore parler de l’être quand il est par essence ce qui tend inexorablement vers le non-être, le non-dit, le silence !)
Poète en partance, poète nomade, chercheur d’or, de
pointillés d’aube, de clartés fugitives, qui par le
voyage se révèlent à l’œil attentif de celui
qui sait inscrire le repos au sein du changement, la méditation par
la contemplation de paysages entraperçus dans la mouvance même
des choses.
Voyage donc, qui, dans la traversée de l’espace, est désir
de fuir l’immobilité, pour accueillir la lumière qui
ne cesse de jouer avec le monde, qui l’éclaire, le révèle,
devient flamme, ou bien se cristallise pour revêtir l’aspect
de la neige — neige qui elle-même se substitue très vite
en miroir. Lumière intérieure, qui lie la réalité
humaine à celle, impalpable sinon par ses manifestations sensibles,
de l’être. Ou du non-être.
Nous lisons dans « Le Toit résiste » :
TGV 811
Le souvenir s’inscrit
sur la vitre mobile,
Miroir de chambre verte
Où le corps,
-volcans éteints-
Se repose des longues veilles
Au bord des flammes
Des étangs.
Ou encore :
Parfois une rivière
réfléchit parmi les saules
La cime des buissons ardents.
Le voyage est refus de l’immobilité, intuition d’un monde où tout est mouvement, où le visible et l’invisible ne sont pas contradictoires mais s’appellent, se nourrissent l’un de l’autre. Le visible, qui (dans la philosophie occidentale) correspond à l’apparence de ce qui en serait la réalité ultime, la chose en soi, c’est à dire l’invisible, ne sont que deux aspects d’une vérité qui elle-même ne peut être saisie. Le voyage est le révélateur, là où l’esprit capte le non-manifesté, pour lui donner l’épaisseur du visible.
De même, le thème de l’arbre, qui inscrit une dimension
particulière dans la poésie de Serge Brindeau. La lumière
est en l’arbre, en ce sens qu’il s’en nourrit afin de
monter vers le ciel, mais grâce à lui, elle plonge en terre,
et rejoint en quelque sorte le monde « sensible ». L’arbre
relie donc les deux mondes en une continuité parfaite. La lumière
est aussi dans l’œil qui regarde l’arbre et qui, au sein
d’une dialectique ascendante, s’ouvre au Ciel, tel que nous
l’écrit le poète dans La place et l’Horloge :
De cet orient vient la lumière
L’arbre
devant le jour
Le jour
derrière l’arbre.
Comme je l’ai suggéré ci-dessus, cette lumière
en filigrane ne cesse d’apparaître, furtive, par éclairs,
par petites touches, à la manière d’un tableau impressionniste,
avec toutefois cette différence, que les poèmes ne viennent
pas s’assembler pour dessiner un paysage, puisqu’ils ne sont
qu’éclairs, instants. D’autres images, d’autres
métaphores comme celle de la fenêtre, suggèrent que
le réel est bien multiple, et que le poème tel un prisme posé
sur la lumière blanche en serait en quelque sorte le Verbe, le Logos.
La vraie vie, si l’on ose s’exprimer ainsi, n’est pas
celle qui siègerait dans un hypothétique ciel intelligible
; elle prend racine dans le sensible, dans tout ce qui est, dans l’ici-bas,
lumière qui s’en va elle aussi illuminer le monde d’en
haut. Et ce monde sensible, qu’un ciel surplombe, un ciel d’Idées
- et qui diffuse sa lumière, par petites touches, ce monde est chez
Serge Brindeau : « ce tombeau de lumière » ou la vie
vient à l’Etre. Miroir plus que reflet, source et reflet à
la fois !
La vie, finalement pour ce grand humaniste est bien quête de l’ouvert, ou plutôt de ce qui s’ouvre, de la vie dans son élan vital, qui est amour parce qu’elle est « union », sans pour autant s’épuiser en une mort qui en serait, soit le moteur, soit la complémentarité inévitable.
Et si l’Etre est en toute chose, et ne s’exprime que par petites
touches, le néant qui n’est pas son contraire est encore lumière,
mais non révélée, non manifestée ; silence de
l’être, non-dit de la Parole, absence où tout est dans
l’attente du naître, dans l’attente de ce qui vient à
la présence.
La neige, par sa blancheur extrême, symbolise à la fois le
froid, l’immobilité et le silence éternel dans ce qu’ils
ont de sublime, d’insaisissable, mais aussi le reflet, car la neige
est lumière contractée à l’infini, cristallisation.
Elle est miroir. Elle tend donc à tisser la trame de l’invisible
au cœur du visible. Elle éblouit par la présence qu’elle
dévoile. Ainsi le monde se reflète en lui-même à
l’infini. La neige, qui n’est autre que de l’eau cristallisée,
manifestation du monde sensible apparaît donc comme vecteur de la
Parole. Autre versant de la lumière. Transmutation des éléments.
L’alchimie du verbe s’opère secrètement, dans
et par l’œil du poète.
Nous lisons dans « Le Toit résiste » Train bleu :
Traversée d’éclairs dans le soleil couchant
De ces montagnes où les vallées,
cachent leur incarnation
- reflet des neiges éternelles
L’utilisation des mots tels que silence, éternel, neige, instituent une sorte de circularité de l’Etre et de la Parole. En effet, la neige reflète la lumière, la terre est ainsi reflet du ciel, et le poème au centre en serait la vision, l’intuition. D’autre part ici l’éternel est ce qui vient paradoxalement à « exister » au contact des deux lumières, celle d’en haut, et celle d’en bas, de leur jeu, de leur circularité, voire de leur circulation perpétuelle. Ce même jeu unirait ainsi, par delà la vision, la vallée aux montagnes, le couchant, (l’obscurité) à l’éclair. Circularité, complémentarité… Vision holistique que l’on retrouve dans le thème du jardin, jardins que le poète aimait à contempler, sans doute parce qu’ils courbaient le ciel jusqu’à terre, inscrivant ainsi l’infini dans le fini, l’éternité dans le temps.
*
Faut-il rappeler que la vitesse de la lumière est la vitesse limite ? Premier paradoxe : selon les équations de la relativité restreinte, les photons de lumière vivraient un temps dilaté à l’infini — vivraient donc l’éternité. Second paradoxe : la lumière invisible en elle-même, donne à voir. Ou encore ce qui rend visible ne peut être vu.
A l’instar du philosophe Plotin qui écrivait : « Tout
est transparent Chaque chose est visible pour chaque chose, car la lumière
est transparente pour la lumière ; et en effet chaque chose possède
toute chose en elle et voit aussi toutes choses en chaque autre »
Serge Brindeau se refuse à voir dans le monde un pur reflet de cet
intelligible, platonicien, préférant demeurer dans le mystère.
La dialectique ascendante se mue ainsi en une contemplation sereine, où
l’œil qui voyage n’attend rien, où l’illumination
qui vient saisir l’esprit ne vient de nulle part. Ici se conjuguent
mystérieusement l’Etre et le non Etre.
Aussi les choses, le réel, est entrelacs de « monades »
qui possèdent des fenêtres — parce que nous sommes aussi
cette lumière que nous cherchons au dehors et que nous préservons,
comme ces premiers hommes qui distribuaient le feu. La lumière devient
foyer parce qu’elle nous nourrit et s’accroît, nourrit,
au dehors et au-dedans de nous.
Mais si le monde est masqué par une voile d’ignorance, si
la réalité est voilée, si nous ne voyons des choses
que leur reflet, (même éternel) ce voile est davantage une
invitation au silence. Un silence qui nous maintient toujours entre deux
mondes, entre gel et soleil, entre ténèbres et pure lumière,
quelque part; entre visible et invisible ! Peut-être bien nulle part
!
Et de même que le silence propice à la méditation, la
fenêtre, ouverte sur le ciel, représente-t-elle, ce qui donne
à voir, ce qui nous lie à toutes choses, même dans l’invisible.
Lumière, donc, qui n’est pas sans le ciel, et le ciel sans
la fenêtre. Sans cette cloison qui sépare pour mieux révéler.
Le voile des choses, est comme une vitre, presque une transparence, qui
nous laisse en dehors du monde, d’où son mystère, son
énigme, que le poème tente de réinscrire : «
La fenêtre suscite l’aube », elle nous tient près
de la terre, elle est le ciel inversé, le ciel qui vient par petites
touches, elles nous rappelle à l’ordre, pourrait-on dire —
car nous sommes des paysans célestes, et comme le dit si bien Serge
Brindeau : « J’ai voulu concilier la lumière et la source.
»
Ou encore : « Il n’y a plus de vitre /tout est ciel. »
On le comprend, le thème de la fenêtre, comme celui de la
blancheur ou de la neige, est aussi bien volonté de dénoncer
un manque d’être — dont la lumière en serait le
vecteur — que souci de demeurer ancré dans la réalité,
de rester si près du non-être que même l’absence
dénoncée, (mais l’absence de quoi, sinon de l’être
), est encore une façon de chercher la lumière, de voyager
au travers d’elle, de ne se refuser à elle que pour mieux l’épouser.
La fenêtre, se pose comme obstacle mais c’est pour mieux diffuser
ce qui n’est pas visible. Elle donne de l’épaisseur à
cette lumière, invisible en elle-même. Le monde sensible participe
du monde intelligible, le révèle. Anti-platon ? On ne pourrait
l’affirmer.. mais une vision plus claire des choses. Ce qui éclaire
demande à être vu, et ce qui éclaire ne peut l’être
effectivement sans l’opacité, sans l’ombre, sans la froidure,
la vitre, sans la neige qui, dans la blancheur étincelle, dans son
silence, donne à entendre l’infinité, l’éternité
Dans l’ouvrage : « Par la fenêtre blanche », nous
pouvons lire :
Nulle herbe. A main portée, le jour
Anti-regard. Antimatière entre soleil
Plus près de l’œil, en transparence :
Vert sur brique. Rien ne scintille
Encore. La fenêtre. Ligneuse.
Transverse. Au fond : la nuit, le corps.
La trouée de lumière. La parole, peut-être.
Instant-fermer n’existe rien. Stable
Va naître, aujourd’hui feu, le fer forgé.
L’astre : réduit en fleurs, que chaque
Insecte rouille – chaque orage.
Dans le poème ci-dessus, le mariage des signifiés « blanc » et « fenêtre » accroît la sensation d’illumination, de scintillement, de révélation. Cependant le poète insiste sur l’idée que la transparence ne vient que par l’œil, n’existe pas sans cette fenêtre : et il écrit : « La trouée de lumière. la parole peut-être.. De même le feu, l’astre, le soleil qui sont en soi des symboles du monde intelligible, se métamorphosent ; se réduisent en fleurs, et viennent nourrir la terre. De cette lumière qui étonne, puisqu’elle est synonyme d’éternité, (n’oublions pas qu’en physique relativiste, les photons de lumière vivent une temps dilaté à l’infini et sont donc éternels.). Le poète en retiendra son jeu subtil avec les éléments terrestres, et demeurera profondément amoureux des fruits de la terre, de ces fruits gorgés de soleil, tissant secrètement une continuité entre ciel et ce qui est au plus profond des choses. Ainsi :
Ce qui fut dans l’enfance
Et qui demeure le bocage
Vastes hangars à blé s’épanouit
Sous la paille enflammée du soleil
Les cerisiers en fleur autrefois les roseaux
comme au printemps
montent du fond des ages.
Alliance secrète du ciel et de la terre et le poète au sein de cette communion secrète, de ce mystère écrira ces remarquables vers : « Nous sommes faits d’humus et de passion/ De sève puisée dans le tombeau de la lumière. »
Ainsi, l’homme, balancé entre deux infinis, conscient de sa
finitude, trouvera dans ce qui n’est pas encore mais qui vient à
la présence, de quoi se sentir chez lui en paix, au sein d’un
monde où terre et silence riment avec soleil et mouvance.
Telle fut la passion qui anima le poète tout au long de sa quête…de
lumière !